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vendredi 29 mars 2024
ActualitéLes femmes noires tunisiennes : La couleur de notre colère

Les femmes noires tunisiennes : La couleur de notre colère

Tout est significatif. L’engagement dans une lutte sociale est loin d’être un signe d’intelligence, mais selon ma modeste lecture et expérience, l’engagement est une décision purement politique.

Nous, les femmes noires, notre engagement dans la lutte contre le racisme en Tunisie, cette entité géopolitique méditerranée arabo-musulmane, est plus que difficile, voire douloureux. Engagement dans un contexte sociopolitique où une grande variété de pouvoirs (les institutions politiques, la société civile, les médias, des universitaires, des acteurs noirs eux-mêmes…) s’allient afin de minorer cette question.

Le racisme pervers dans notre pays, je le compare avec le mercure. Nous le voyons clairement, il brille et, pourtant nous sommes incapables de le tenir entre les mains. Une grande frustration qui laisse un arrière-goût amer. Mais nous essayons encore et encore de faire en sorte que cette question soit abordée de manière concrète et qu’on en débatte profondément.

Quand tu comprends, tôt ou tard, que tout est politique : ta classe, ta catégorie, ta situation économique, ton image, ta représentation dans ta société… Tout est défini et encadré directement ou indirectement par le politique… Tu commences peu à peu à examiner des données sur le racisme, qui pendant très longtemps ont été considérées comme non politiques. Tu te saisis de ces données, d’ailleurs lacunaires (des mailles de la chaîne de l’histoire ont été totalement perdues, y compris l’esclavage et sa représentation), tu les décortiques et tu les déconstruis pour finalement comprendre que ces données historico socio-économiques ont été constituées sous l’égide du politique.

Quand tu es noir dans un monde majoritairement « blanc » ou qui se voit comme blanc, tu te retrouves malgré toi dans ce cercle de représentation, fruit du passé. Là, tu as deux choix. Résister ou résister.

De toute façon tu es obligé de résister, mais c’est à toi de choisir ta façon de le faire. La majorité des noirs tunisiens ont choisi la résistante silencieuse. Lutter quotidiennement pour une vie meilleure, aux côtés du peuple dans son ensemble, sans faire de leur lutte une lutte spécifique. Une résistance qui se dilue dans la résistance du peuple en général, sans que le fait que leur couleur noire soit à l’origine d’un effort double soit seulement reconnu, dans une société où la lutte des classes a écrasé la lutte contre le racisme de couleur : l’occultation de la cause de Slim Marzoug dans les années 1960, l’injustice contre le poète Belgacem Yaagoubi, le racisme contre Najiba Hamrouni, etc.

Comme toutes les femmes noires en Tunisie, j’ai porté dans mon ADN le traumatisme de l’agression, de la discrimination et des stigmatisations, mais, comme beaucoup d’autres femmes noires aujourd’hui, j’ai décidé de changer cette réalité alarmante de notre vécu. Ces femmes et moi voulons une nouvelle image et cherchons une nouvelle place dans notre société. Nous sommes en train de nous battre pour légitimer notre existence dans ce pays, notre appartenance à ce pays. Un combat dur, mais possible.

Notre lutte est purement politique et elle ne peut pas être analysée autrement. La grande marche-caravane qui a été organisée par des activistes noirs en mars 2014 et qui a démarré de Djerba en passant par Gabès et Sfax pour arriver à Tunis un 21 mars[1] 2014, était l’initiative d’un groupe des femmes lors d’une discussion sur Facebook. Cet engagement féminin contre le racisme dit long.

Photo 1 : Amyna Soudani membre fondateur de l’association ADAM première Association en Tunisie pour la lutte contre le Racisme et membre organisateur de la marche de 2014 (Tunis Mars 2014

 

 

 

Photo n°2 : Imen Ben Ismail et Maha Abdelhamid membres organisateurs de la marche de 2014 (Sfax, mars 2014).

Dans mon cas, le choix de la recherche en sciences sociales était un moyen de comprendre, de décortiquer, et par conséquent de déconstruire mon histoire et mon vécu.

Issue d’une classe populaire modeste, j’ai vécu les frustrations d’une femme noire marginalisée dans sa société et sur laquelle on projette tous les clichés du monde. La majorité des femmes noires dans ma ville et mon entourage étaient des femmes de ménage, des nourrices chez les grandes familles ou des ouvrières…les quelques femmes noires aides-soignantes, institutrices, fonctionnaires ou même professeures de lycée constituaient l’exception et elles n’ont pas pu changer cette stigmatisation qui touche largement les femmes de ma catégorie. J’étais surtout encouragée par ma mère (aide-soignante) et ma grand-mère (femme de ménage) à continuer mes études supérieures. Elles m’avaient appris que les études étaient le seul chemin d’émancipation et le seul moyen de rompre avec la stigmatisation qu’on a toujours subie. Cette stratégie est en soi une stratégie de résistance politique par des femmes noires en Tunisie qui ont bien compris que seul le parcours supérieur de leurs filles ainsi que l’engagement concret dans les mouvements de militantisme peuvent faire rempart à cette stigmatisation. Selon Bahri dans sa thèse « Les Noirs n’ont jamais pu dépasser un taux d’entrée dans le secondaire de 25 %. […] Les Noirs souffrent de la faiblesse de leurs capitaux économiques » (BAHRI, 1992, p.276). » Ces mêmes femmes luttent pour rompre avec les séries d’anecdotes qui victimisent les noirs[1] et qui sont répétées dans les médias depuis 2011 à chaque fois qu’on parle du racisme. Elles ont décidé de mettre fin à la « ridiculisation » d’une vraie bataille de fond contre le racisme politique, contre une histoire d’oppression, contre une histoire de silence. J’exprime mon respect et je manifeste ma sincère fierté à toutes ces femmes citées en note de bas de page qui ont choisi une lutte acharnée, brisant ainsi le silence, en imposant une nouvelle image des femmes noires qui disent STOP à la stigmatisation et qui visent à agir collectivement afin de donner une nouvelle couleur de la sphère féministe en Tunisie qui reflète la vraie couleur de la population et de la société Tunisienne.

Maha Abdelhamid

Chercheur et militante tunisienne

 

[1] Journée internationale de la lutte contre le racisme.

[2] Je pense également à toutes ces femmes comme Amina Soudani, Ghalia Soudani Imen Ben Ismail, huda Mzioudet  Saadia Mosbah, Samira Trabelsi, Afifa Letifi, Houda Derbal, Jamila Camara, Baya Mrabet Ghrissi et ses filles, Jamila Debech Kssikssi, Amal Belkhir, Sabrine Jertila Sana Krir, Fatma Ben Barka, Imen Sayeh, Imen Akacha, Latifa Letifi, Fatima Jaidi, Iman Marouani, et bien d’autres qui ont choisi une lutte acharnée, brisant ainsi le silence , en imposant une nouvelle image des femmes noires qui disent STOP à la stigmatisation.

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