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mardi 16 avril 2024
PolitiqueHabib Souaïdia : Les dessous de l'arrestation des 5 généraux majors

Habib Souaïdia : Les dessous de l’arrestation des 5 généraux majors

Le 14 octobre 2018, cinq des généraux algériens au cœur du pouvoir réel, récemment limogés, ont été incarcérés pour « enrichissement illicite ». Un séisme politique difficile à comprendre du fait de l’opacité du régime. Habib Souaïdia, ancien lieutenant de l’armée algérienne et auteur du livre La Sale Guerre (2001), donne à Algeria-Watch des informations essentielles pour le déchiffrer1.

Tout commence le 29 mai 2018, avec la plus importante saisie de cocaïne jamais réalisée en Algérie par les garde-côtes à Oran à bord d’un cargo en provenance du Brésil, via l’Espagne. Les 701 kg de la drogue interceptée – d’une valeur marchande d’au moins 50 millions de dollars sur le « marché de gros » – étaient cachés dans des boîtes rouges marquées « viande halal », chargées dans des conteneurs frigorifiques. Selon la version officielle, les autorités algériennes auraient agi suite à des informations communiquées par la marine espagnole qui pistait la cargaison depuis des jours.

Le 7 juin, l’importateur de la « viande à la cocaïne », l’homme d’affaires Kamel Chikhi (dit « Le boucher »), est arrêté et écroué, avec deux de ses frères et trois cadres de son entreprise. Mais le scandale du « Cocaïnegate », comme certains ont qualifié cette affaire, prend rapidement une tournure inattendue. Commence une série d’arrestations, d’interpellations et de limogeages de personnes jusque-là insoupçonnables : des procureurs de la République, des juges, des walis, des généraux, ainsi que le fils de l’ancien Premier ministre Abdelmadjid Tebboune et celui du général-major Habib Chentouf, commandant de la 1re région militaire. Puis, au cours de l’été et jusqu’en octobre, la machine répressive s’emballe, touchant les plus hauts sommets de l’État : des dizaines de cadres haut placés, dont des officiers supérieurs de premier plan de l’Armée nationale populaire (ANP) et des magistrats, vont être convoqués, interpellés ou même incarcérés. Cette épuration au sein du pouvoir, sans précédent dans l’Algérie indépendante, est encore loin d’avoir livré tous ses secrets. Mais certaines informations fiables que j’ai pu obtenir permettent d’avancer quelques hypothèses vraisemblables, bien loin des spéculations médiatiques et des délires qui ont envahi depuis plus de quatre mois les réseaux sociaux algériens.

« Celui qui veut lutter contre la corruption doit être propre »

La première personnalité influente à être mise en cause dès la mi-juin est le chef de la police : le général-major Abdelghani Hamel (63 ans), directeur général de la Sécurité nationale, dont le chauffeur personnel est incarcéré, car il est accusé d’avoir des liens directs avec le principal mis en cause, Kamel Chikhi. La DGSN réplique le lendemain par un communiqué peu convaincant, précisant que « la personne mise en cause est un chauffeur du parc automobile de la direction et non pas le chauffeur personnel du directeur général de la Sûreté nationale ». Mais l’épuration va bientôt prendre de toutes autres dimensions avec la destitution spectaculaire, le 26 juin, du général Hamel, qui inaugure une purge de grande envergure.

Ce jour-là, le général Hamel était officiellement en déplacement à Oran pour une « visite de travail », officieusement pour rencontrer le chef d’état-major de l’armée, le puissant général-major Gaïd Salah (78 ans, sans doute aujourd’hui le plus vieux chef d’une armée nationale au monde), présent sur place suite à la saisie de la drogue. D’après les informations que j’ai pu obtenir, le chef d’état-major a refusé la demande d’audience du directeur de la DGSN. C’est le commandant de la 2e région militaire, le général Saïd Bey (76 ans), qui a signifié verbalement au général Hamel que le président Bouteflika avait signé deux décrets, le premier mettant fin à ses fonctions et le second nommant à sa place le colonel Mustapha Lahbiri (79 ans, un vieux routier de l’ANP qui avait dirigé des régions militaires dans les années 1960 et qui était directeur général de la protection civile depuis 2001).

Quelques heures avant l’annonce de son limogeage, sentant qu’il était en train de perdre la bataille, le général Hamel l’a jouée « Monsieur propre », déclarant face caméra à l’intention du chef d’état-major que « celui qui veut lutter contre la corruption doit être propre » – allusion visant donc à la fois le général-major Gaïd Salah et le général Saïd Bey. Et ajoutant d’un air menaçant : « Même si l’affaire ne concerne pas directement la Sûreté nationale, tous les dossiers relatifs à cette même affaire seront remis à la justice en qui nous avons totalement confiance. » C’était clairement une réaction à l’arrestation de son chauffeur personnel, mais aussi à certaines mises en cause de son fils, qui serait le propriétaire du port sec « où Kamel Chikhi acheminait sa marchandise dès son arrivée au port d’Oran2 ». La préoccupation du général Hamel était sans doute de ne pas se faire tirer une balle dans la tête par un proche collaborateur dans un moment de folie, comme son prédécesseur le général Ali Tounsi. Cette déclaration, qui a éclaboussé le régime, a mis au jour la perpétuation du monde ancien construit sur le fait du prince et les privilèges du clan.

L’affaire est évidemment affligeante, parce que la nécessaire recherche de vérité et de justice quant aux accusations portées contre tel ou tel est plus que jamais mêlée dangereusement aux règlements de comptes au sein du sérail. La vraie question est pourtant bien de savoir si la marchandise destinée à l’Algérie appartenait ou non à Kamel Chikhi. Et si c’est l’état-major qui a demandé aux autorités espagnoles de laisser passer la cargaison. Et si oui, à quelles fins ? Certains journaux algériens traditionnellement proches des services ont discuté de la « supposition de l’innocence de Kamel Chikhi » et des « soupçons d’une manipulation et d’un règlement de comptes au plus haut sommet de l’État ». Selon d’autres sources, la saisie de la cocaïne serait l’aboutissement d’un travail de fourmi effectué depuis des mois par les hommes de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l’armée, dépendant en principe du chef d’état-major) ; en attesterait le fait que l’interception du bateau concerné, après une attente de quatre jours au large d’Oran, a été effectuée par la Marine et la DCSA (et non la Gendarmerie comme cela a été dit). Autre question : pourquoi le bateau affrété par Kamel Chikhi pour importer de la viande brésilienne a-t-il accosté à Oran et non à Alger, comme le faisaient d’habitude les bateaux transportant ses importations ? Aurait-il été « piégé » ?

Suite à la saisie de la cargaison de drogue, le général-major Gaïd Salah s’est en tout cas donné le meilleur rôle. Émouvantes ont été les scènes, diffusées en continu sur les chaînes de télévision publiques et privées, des soldats et des gendarmes posant devant les conteneurs saisis. Un acte de bravoure qui répondrait à « tous ceux qui veulent nuire à la sécurité des Algériens », comme l’a écrit en juillet 2018 le mensuel El Djeich (organe de propagande de l’ANP). Cependant, cette mise en scène flatteuse a vite trouvé ses limites, puisqu’on comprendra rapidement que ce sont ceux-là mêmes qui en sont chargés « qui veulent nuire à la sécurité des Algériens ».

L’armée est évidemment dans son rôle quand elle protège les frontières contre le banditisme et le terrorisme. Mais les gangsters en Algérie ne sont pas seulement de l’autre côté des frontières, ils sont aussi bel et bien au cœur du système sécuritaire et politique. Or, ni le président de la République – réduit depuis des années à l’état de vieillard grabataire à peine survivant –, ni son vieux chef d’état-major le général-major Gaïd Salah, ni la presse aux ordres ne peuvent plus prendre la mesure de la crise politique que traverse le pays. Et depuis l’adoption des lois d’amnistie qui ont assuré au début des années 2000 l’impunité aux responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité lors de la « sale guerre » des années 1990, leurs multiples déclarations, aussi vides qu’improbables, ne s’attardent pas non plus sur l’absence de justice et la généralisation de l’impunité. Le fait qu’il n’y ait eu ni coupable ni innocent, ni vérité ni justice en Algérie au cours des dernières années ne devrait pas dissimuler les méthodes en œuvre sous la surface : notre régime produit deux types de personnes en quantité toujours plus grandes, le général et le gangster. Ils se rencontrent discrètement, mais chacun est nécessaire à l’autre.

Qui est Kamel Chikhi ?

D’après la presse algérienne, les activités de Kamel Chikhi, entrepreneur de boucherie en gros mais aussi promoteur immobilier, étaient connues de longue date des services de sécurité. De fait, on a appris qu’il était protégé par le général-major Toufik Médiène, chef de la police politique (le DRS) de 1990 à 2015. Mais il serait absurde de prétendre que la presse algérienne ignorait tout de Kamel Chikhi et de l’histoire de sa famille.

Depuis l’éclatement du « Cocaïnegate », les journalistes habitués à rédiger des articles dictés par la police politique n’ont par exemple jamais évoqué l’existence d’un cousin de Kamel Chikhi qui fut l’un des membres fondateurs des Groupes islamiques armés (GIA), un certain émir Omar Chikhi. Ils n’ont pas dit non plus que son frère était lui aussi un membre des GIA et que la boucherie des Chikhi à Lakhdaria avait été fermée en 1994 parce que ses propriétaires étaient soupçonnés d’approvisionner les maquis des GIA en viande, ni que la famille a quitté Lakhdaria pour qu’elle soit protégée des représailles des milices anti-GIA. Aujourd’hui, certains journalistes algériens semblent avoir oublié que début 2001, en pleine polémique sur la « sale guerre » des généraux que j’avais dénoncée dans mon livre, ils avaient largement donné la parole à cet Omar Chikhi, présenté comme un émir « repenti », pour faire des révélations sur mesure et défendre l’« honneur des généraux » : il avait déclaré que les GIA « voulaient faire exploser l’Airbus d’Air France [en 1994] avec tous ses passagers au-dessus de la tour Eiffel », ou qu’ils avaient « assassiné les sept moines français de Tibhirine, en 1996 » ; ou encore : « À chaque fois qu’un journaliste est tombé entre mes mains, je l’ai tué. Je ne regrette rien. » Tous les observateurs sérieux avaient alors compris qu’Omar Chikhi avait été, comme tant d’autres, un émir du DRS revenu au bercail après son « repentir » pour poursuivre sa tâche de désinformation.

Quant à son cousin Kamel, qui travaillait dans la boucherie de Lakhdaria, il a réussi à passer en l’espace de quelques années des pires privations à un statut d’homme d’affaires pesant au moins 100 millions de dollars. La raison de ce « succès » tient en un seul mot : l’impunité. Depuis le terrible climat de tension instauré dans les années 1990, des innocents ont été désignés pour mourir, tandis que d’autres responsables d’actes terroristes sont devenus grâce à l’impunité organisée par les chefs du DRS des hommes d’affaires, fréquentant le cercle militaire des officiers de Béni-Messous, faisant des affaires avec des généraux-majors et avec l’institution militaire. En Algérie, la protection d’un général-major puissant permet à un simple boucher d’être exfiltré d’un massacre, d’échapper à une disparition, au fisc ou à la justice, pour ensuite écraser tout sur son passage et devenir l’un des plus grands promoteurs immobiliers de la capitale. Déjà en 2014, l’avocat Khaled Bourayou, défenseur d’un collectif d’habitants algérois s’estimant spoliés par Chikhi, assurait à la presse, sans citer de nom : « Il y a une très forte personnalité derrière ce promoteur immobilier3. » Certains habitants dépossédés d’un espace vert affecté à leur cité racontaient que « la police a investi les lieux, non pas pour calmer les esprits, mais pour les arrêter ». De fait, les habitants avaient rétroactivement été mis hors la loi : Kamel Chikhi étant devenu un milliardaire intouchable, tous ceux qui avaient protesté étaient considérés comme ayant enfreint la loi. Malgré la décision d’arrêter les travaux, le promoteur avait même décidé de les relancer, faisant fi de la décision des autorités.

On peut donc comprendre que la fin de cette impunité, sanctionnée par l’incarcération en juin 2018 du « boucher » et de ses collaborateurs, constitue un séisme au sein du régime algérien. Mais personne ne soupçonnait alors que ce « petit » séisme allait bientôt connaître des « répliques » d’une magnitude bien plus importante, sans précédent dans l’Algérie indépendante.

Une purge inédite de généraux-majors

En effet, la destitution le 26 juin du général-major Abdelghani Hamel, présentée par les médias comme la sanction du « Cocaïnegate », a été suivie par une purge d’une ampleur inédite aux sommets des appareils de sécurité au cours des semaines suivantes, touchant des dizaines d’officiers supérieurs, y compris dans les rangs les plus élevés. Les limogeages les plus importants (voir pour plus de détails la chronologie de l’encadré ci-après, qui reste sûrement à préciser et compléter) ont été les suivants : général-major Menad Nouba (74 ans), commandant de la Gendarmerie nationale ; général-major Mokdad Benziane, directeur du personnel au MDN ; général-major Boudjemaâ Boudouar, directeur central des finances au MDN ; général-major Habib Chentouf, commandant de la 1re région militaire (Blida) depuis 2004 ; général-major Saïd Bey, commandant de la 2erégion militaire (Oran) depuis 2004 ; général-major Mohamed Tirèche, dit « Lakhdar », chef depuis 2013 de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) ; général-major Ahcène Tafer, commandant des forces terrestres de l’ANP depuis 2004 ; général-major Abderrazak Chérif, commandant de la 4région militaire (Ouargla) ; général-major Mohammed Hammadi, chef d’état-major des forces aériennes ; général-major Ali Baccouche, chef d’état-major de la défense aérienne du territoire.

La « réplique » la plus spectaculaire du séisme politique survient le 14 octobre 2018, quand on apprend que cinq des anciens généraux-majors (et un colonel dont l’identité n’a pas été révélée) récemment limogés – Habib Chentouf, Saïd Bey, Abderrazak Chérif, Menad Nouba et Boudjemaâ Boudouar –, ayant déjà fait l’objet d’une interdiction de sortie du territoire décidée par le tribunal militaire de Blida un mois plus tôt, ont été placés sous mandat de dépôt par le juge d’instruction de ce tribunal, au motif d’« enrichissement illicite et d’abus de fonction ».

Juin-octobre 2018 : chronologie de la purge au sein de l’armée et des services de sécurité algériens4

26 juin. – Abdelghani Hamel, directeur général de la Sûreté nationale (DGSN), est démis de ses fonctions, qu’il occupait depuis 2010 ; il est remplacé par Mustapha Lahbiri, directeur général de la protection civile depuis 2001.

28 juin. – Le colonel de gendarmerie Smaïl Serhoud, chef de groupement territorial d’Alger, est relevé de ses fonctions en même temps que sont arrêtés à l’aéroport Houari-Boumediene le chef de la PAF Lahcen Hassaïne et trois magistrats qui tentaient de quitter le pays. Le chef de la sûreté de la wilaya d’Alger, Noureddine Berrachedi, est également arrêté par des hommes du DSS (la branche de la police politique dirigée par le général Tartag), « mis à la retraite » et remplacé par son adjoint.

4 juillet. – Le général-major Menad Nouba, commandant de la Gendarmerie nationale depuis 2015, est limogé ; il est remplacé par le général Ghali Belekcir. Sont également débarqués le général-major Mokdad Benziane, directeur du personnel au ministère de la Défense nationale (mis en cause pour ses liens présumés avec Kamel Chikhi), et le général-major Boudjemaâ Boudouar, directeur central des finances au ministère de la Défense nationale.

17 août. – Le général-major Habib Chentouf, commandant de la 1re région militaire (Blida) depuis 2004, est démis de ses fonctions (il est remplacé par le général-major Ali Sidane, qui occupait jusque-là le poste de directeur de l’Académie militaire interarmes de Cherchell) – des rumeurs médiatiques, vivement démenties par l’intéressé, impliquent son fils dans l’affaire de la cocaïne. Le général-major Saïd Bey, commandant de la 2e région militaire (Oran) depuis 2004 est également limogé (il est remplacé par le général-major Meftah Souab, commandant de la 6e région militaire, Tamanrasset, depuis 2015 ; lequel sera remplacé, le 27 août, par le général-major Mohamed Adjroud).

22 août. – Le général-major Mohamed Tirèche, dit « Lakhdar », chef depuis 2013 de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), seconde branche de la police politique (ex-DRS), est limogé ; il est remplacé par Othmane Belmiloud, dit « Kamel Kanich », chef du Centre principal militaire d’investigation (CPMI) de Ben Aknoun (Centre Antar). Le général Benattou Boumediene, contrôleur général de l’armée, est limogé et remplacé par le général-major Hadji Zerhouni, directeur central de l’intendance du MDN.

27 août. – Le général-major Ahcène Tafer, commandant des forces terrestres de l’ANP depuis 2004, est limogé ; il est remplacé par le général-major Saïd Chengriha, commandant de la 3e région militaire (Béchar) depuis 2004 (lequel sera remplacé le 17 septembre par le général-major Mustapha Smaïli, 72 ans). Le général-major Abderrazak Chérif, commandant de la 4région militaire (Ouargla), est démis de ses fonctions (il est remplacé par le général Hassan Alaïmia).

6 septembre. – Le général-major Mohammed Hammadi, chef d’état-major des forces aériennes (qui serait remplacé par le général Zouine, commandant de la base aérienne d’Ouargla), et le général-major Ali Baccouche, chef d’état-major de la défense aérienne du territoire, sont limogés.

14 septembre. – On apprend par la presse que cinq anciens généraux-majors (et un colonel) récemment limogés font l’objet d’une interdiction de sortie du territoire décidée par le Tribunal militaire de Blida. Il s’agit des généraux-majors Habib Chentouf, Saïd Bey et Abderrazak Chérif (respectivement anciens chefs des 1re, 2e et 4e régions), du général-major Nouba Menad, ancien commandant de la Gendarmerie nationale et du général-major Boudjemaâ Boudouar, ancien directeur central des Finances au ministère de la Défense nationale. Motif avancé : ils seraient « poursuivis dans le cadre d’une vaste enquête relative au trafic d’influence et à divers abus de pouvoir5 ».

17 septembre. – Abdelkader Lounes, commandant des Forces aériennes, démis de ses fonctions, est remplacé par le général-major Mohamed Boumaza. Le général-major Mohamed Zinakhri, secrétaire général du ministère de la Défense nationale, également limogé, est remplacé par le général-major Hamid Ghris.

14 octobre. – Les cinq généraux-majors (et un colonel) interdits de sortir du territoire un mois plus tôt ont été placés sous mandat de dépôt par le juge d’instruction près le tribunal militaire de Blida, au motif d’« enrichissement illicite » et d’« abus de fonction ».

Les officiers criminels de la « sale guerre » promus aux postes les plus sensibles

Tous ces bouleversements survenus depuis juin 2018 à la tête des différents corps de sécurité (gendarmerie, police et armée) s’inscrivent dans la continuité des mœurs du régime de nature totalitaire instauré par le coup d’État de janvier 1992, dont le seul objectif est sa propre survie. Les changements qui ont eu lieu – même s’ils sont toujours maculés de scandale – ont tous comme dessein implicite de transmettre le commandement non pas aux plus méritants, mais aux plus sanguinaires ou aux plus fidèles. Les postes les plus sensibles, j’y reviendrai, ont été attribués presque sans exception aux officiers qui ont conduit sur le terrain les opérations de la « sale guerre » des années 1990, ce que les Algériens ignorent généralement car ces opérations ont fourni une moisson de mensonges plus abondante que tout autre événement depuis l’indépendance, les services d’action psychologique du DRS communiquant essentiellement sur les hécatombes d’enfants crucifiés et de femmes violées par les « hordes islamistes » via les médias arabophones populaires. Quant aux journaux francophones « éradicateurs » – comme El WatanLe Soir d’Algérie ou Liberté –, avec leurs méthodes plus subtiles de déformation des faits, ils ont empêché le public algérien et international de comprendre la véritable nature du régime et de la conduite de la guerre ainsi que la responsabilité de chacun dans cette guerre.

Reste à comprendre les logiques qui sont à l’origine de la purge de 2018. Pour cela, il est important de rappeler en préalable qu’au cours des trois dernières décennies, à la veille ou au lendemain de chaque élection présidentielle, on a coupé des têtes dans l’armée pour renouveler le « cheptel » des décideurs, notamment afin de calmer les esprits dans la population. En avril 2004, le puissant général-major Mohammed Lamari, chef d’état-major de l’ANP, avait soutenu la candidature d’Ali Benflis face à Abdelaziz Bouteflika (en piste pour son deuxième mandat), ce qui lui avait valu d’être débarqué en août (et remplacé par le général-major Gaïd Salah), en même temps que vingt généraux-majors occupant des postes importants à la tête de l’état-major de l’armée et des régions militaires. S’en est suivie une série de nominations, dont celles des généraux limogés en août 2018 : le général-major Habib Chentouf commandant de la 1re région militaire, le général-major Saïd Bey commandant de la 2e région militaire, le général-major Saïd Chengriha commandant de la 3e région militaire, le général Kamel Abderrahmane commandant de la 5e région militaire (remplacé quelques mois après par le général-major Ben Ali Ben Ali, suite à un autre scandale de trafic de drogue dans la 2e région militaire, alors qu’il était en poste comme commandant en chef de la région), le général-major Amar Athamnia commandant de la 6e région militaire (actuellement commandant de la 5e région militaire), le général-major Abderrazak Chérif commandant de la 4e région militaire, le général-major Ahcène Tafer commandant des forces terrestres, le général-major Ahmed Senhadji secrétaire général du ministère de la Défense, le directeur du personnel au ministère de la Défense le général-major Mokdad Benziane et le directeur central des finances au ministre de la Défense nationale le général-major Boudjemaâ Boudouar. (Ce dernier, à la tête de la commission sectorielle des transactions du ministère depuis plus de quinze ans, était très proche de Kamel le boucher et l’a privilégié en favorisant ses entreprises ; des transactions basées essentiellement sur l’importation de viande destinée à l’institution militaire à travers l’entreprise « Dounia Meat Algérie », alors que pour l’immobilier Kamel Chikhi opérait à travers la société KMNN Immobilier – sigle formé des initiales de son prénom et de ceux de deux de ses frères et d’un associé.)

La plupart de ces généraux-majors ont passé quinze longues années à leurs postes, jusqu’au 27 août 2018. D’autres chefs de région n’ont pas été touchés par les derniers changements, tel le général-major Amar Athamnia, ex-commandant du 12e RPC (le « régiment des assassins » des années 1990) et toujours commandant de la 5e région militaire. Son chef d’état-major est le général-major Noureddine Hambli, qui en tant que commandant du 25e régiment de reconnaissance, avait participé à la répression sanglante des émeutes d’octobre 1988 coordonnée par le général-major Khaled Nezzar, répression qui se solda par plus de cinq cents jeunes assassinés dans la capitale et sa région.

Nombre des remplaçants des limogés de l’été 2018 ont également gardé sur les mains le sang qu’ils ont fait couler dans les années 1990. C’est le cas du général-major Saïd Chengriha, nommé commandant des forces terrestres, poste qui lui ouvre grand les portes pour devenir le chef d’état-major de l’ANP. Je l’ai connu quand il était lieutenant-colonel et chef d’état-major de la 1re division blindée installée à Bouira en 1993. Il dirigeait alors le poste avancé à Lakhdaria du Secteur opérationnel de Bouira (SOB), quand les enlèvements, la torture et les exécutions extrajudiciaires y étaient monnaie courante. Il fut nommé rapidement colonel puis général (en 1995) et muté vers la 2e région militaire, où il a occupé les postes de commandant de la 8e brigade blindée et de commandant du Secteur opérationnel de Sidi-Bel-Abbès (SOBA), avant de devenir commandant de la 3erégion militaire à Béchar.

Un autre criminel, le général-major Mohamed Tlemçani, vient d’être nommé au poste de chef d’état-major des forces terrestres. Commandant du 4e RPC durant les années 1990, unité des forces spéciales qui a également commis alors des crimes de guerre et des enlèvements dans l’Algérois et dans d’autres régions, Tlemçani a aussi occupé les postes de commandant de division des forces spéciales et de chef d’état-major de la 2erégion militaire. La direction de la 4e région militaire a quant à elle été transmise à un autre parachutiste acteur de la « sale guerre », le général-major Hassan Alaïmia, ex-commandant du 18e RPC installé dans les années 1990 à Boufarik (Blida) et d’autres régions de l’Algérois, là où ont eu lieu les pires exactions des forces spéciales de l’armée et des « groupes islamistes de l’armée » contrôlés par le DRS. Il a aussi occupé le poste de directeur de l’école d’application des forces spéciales de Biskra, et a été nommé en juillet 2010 au poste de chef d’état-major de la 4e région militaire, puis adjoint du commandant de la même région en juillet 2012.

État-major, présidence, DCSA : les trois pôles des décideurs au cœur de la crise

Il n’est pas facile de savoir qui « tire les ficelles » de ces bouleversements au sommet du pouvoir réel en Algérie, marqués par la plus grande opacité. Ce n’est évidemment pas le président Bouteflika, comme l’écrivent pourtant quotidiennement nombre de journalistes algériens, faisant semblant d’ignorer qu’il est depuis des années dans un état végétatif et depuis ces derniers mois à l’article de la mort. Une seule certitude : c’est parce que sa disparition physique est désormais perçue comme imminente que les membres de la « coupole » mafieuse qui dirige le régime algérien se sont lancés en juin 2018 dans de nouvelles grandes manœuvres. Leur objet est de consolider un noyau de ces décideurs bénéficiant du pillage des richesses du pays et, pour cela, capable de fabriquer une nouvelle façade politique civile, avec un président marionnette rajeuni, « présentable » devant la communauté internationale6.

Près de cinq mois après l’éclatement du séisme politique du « Cocaïnegate » et des répliques majuscules qu’il a provoquées au sein du régime, les modalités précises de leur déroulement restent difficiles à déchiffrer. Mais les informations que j’ai pu recueillir me permettent, loin des théories du complot et des diverses désinformations, d’indiquer au moins qui en sont les principaux acteurs. Ceux-ci participent moins d’une « lutte de clans », vieille antienne prétendant décrypter les mystères du régime, que d’alliances de circonstance à géométrie variable entre les « décideurs ». Lesquels se répartissent aujourd’hui en trois pôles principaux (unis sur l’essentiel, l’accaparement de l’argent noir, divisés secondairement par la diversité de leurs réseaux clientélistes).

Le pôle le plus visible est celui constitué autour du général-major Gaïd Salah, patron de l’ANP. Depuis la chute du général Toufik et la supposée « dissolution » du DRS en 2015, la propagande du régime s’emploie à montrer que le chef d’état-major contrôle la situation par ses multiples sorties sur le terrain et nomme et dégomme des généraux-majors. Alors même qu’il est très âgé, affaibli par la maladie et relativement peu influent.

Le deuxième pôle, sans doute le plus puissant actuellement, est logé à la présidence de la République, au cœur du nouveau service héritier du DRS, le « Département de surveillance et de sécurité7 » (DSS), dirigé depuis janvier 2016 par le général Athmane Tartag (68 ans), dit « Bachir », de son vrai nom El-Bachir Sahraoui. Ce dernier a été qualifié par certains témoins de « Mengele à l’algérienne » ou de « monstre de Ben-Aknoun » pour les tortures et exécutions extrajudiciaires qu’il a massivement ordonnées quand il commandait, de 1990 à mars 2001, le Centre principal militaire d’investigation (CPMI, dit « Centre Antar », situé à Ben-Aknoun dans la banlieue d’Alger), dépendant de la DCSA, alors l’une des principales directions du DRS8. Tartag s’appuie aujourd’hui sur une unité d’intervention qui est montée en puissance, la Garde républicaine. Celle-ci est dirigée depuis juillet 2015 par le général de corps d’armée Ben Ali Ben Ali, qui a pour l’instant échappé, comme son mentor, aux purges de l’été 2018.

Le troisième pôle est constitué par l’actuelle DCSA, rattachée depuis 2016 au ministère de la Défense nationale. C’est le plus discret, mais ce n’est sans doute pas le moins influent. On a vu que son commandant, le général-major Mohamed Tirèche, a fait partie des débarqués d’août 2018 (remplacé par Othmane Belmiloud, dont on ne sait rien, sinon qu’il avait auparavant dirigé le CPMI de Ben-Aknoun). Est-ce parce qu’il se serait opposé à la déposition de certains généraux-majors proches de Gaïd Salah (comme le général Abderrazak Chérif, ex-commandant de la 4eRM9) ? Mais alors, est-ce que d’autres officiers de la DCSA, restant anonymes, ne seraient pas également à la manœuvre ? Les informations dont je dispose ne me permettent pas de répondre à ces questions.

D’autant que de nouveaux acteurs civils liés à la sphère militaire et des services, ceux qu’on appelle les « oligarques » (comme Issad Rebrab, Ali Haddad, Mohammed Behri, Abdelmadjid Kerrar, Abdelkader Koudjeti, Ahmed Mazouz, les frères Kouninef, Djilali Mehri, Bahaeddine Tliba, Abderrahmane Benhamadi, Mahieddine Tahkout, etc.), sont également devenus des acteurs importants de ces conflits obscurs, où le contrôle des circuits de l’argent noir joue un rôle essentiel. Depuis les années 2000, ces riches civils sont en effet souvent impliqués dans la gestion des fortunes des militaires de la « coupole » du pouvoir, et ils interviennent fréquemment dans les jeux d’appareils, notamment à travers les médias (écrits et audiovisuels) qu’ils contrôlent désormais largement.

Tout ce constat peut sembler assez désespérant. La crise actuelle semble en effet confirmer que le sort du pays reste aux mains de « clans » mafieux à géométrie variable (dont aucun n’est évidemment meilleur que l’autre), composés aujourd’hui de vieux « décideurs », septuagénaires et sexagénaires. Responsables de crimes contre l’humanité jamais reconnus par la communauté internationale, ils sont avant tout soucieux de préserver leurs privilèges et ceux de leurs enfants. Et pour cela acharnés à organiser la gestion de la confusion, moyen usuel d’induire en erreur l’opinion et de masquer les enjeux réels des arbitrages préalables à la fabrication de la nouvelle devanture du régime post-Bouteflika.

Mais je reste convaincu que le pire n’est pas sûr. Car le peuple algérien possède toujours des ressources, héritées de la longue histoire de ses luttes d’émancipation, que ne peuvent détruire les décideurs criminels et corrompus d’aujourd’hui.

Notes

1 Pour connaître l’antériorité et la chronologie des événements, on peut se référer aux articles très documentés publiés par Algeria-Watch : « Algérie : explications sur la crise au sommet du pouvoir », 10 février 2014 ; et, sur la prétendue « normalisation du DRS » : « De Tewfik à Tartag : un criminel contre l’humanité en remplace un autre à la tête des services secrets algériens », 4 octobre 2015.

2 El Watan, 7 octobre 2018.

4 Sources diverses, dont : Yacine Babouche, « Chronologie des changements au sein de l’armée et des services de sécurité », TSA, 17 septembre 2018.

6 D’où la comédie médiatique grotesque autour des tentatives d’éviction, à partir du début octobre 2018, du président de l’Assemblée nationale Saïd Bouhadja, membre du FLN, dont le seul objectif était à l’évidence d’imposer un autre président, plus malléable, pour assurer l’intérim de la présidence de la République après le décès de Bouteflika. On ignore qui tirait les ficelles de cette manipulation.

7 Ce service regroupe trois des anciennes directions du DRS : Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE) et la Direction générale du renseignement technique (DGRT, nouvelle direction créée pour compenser la perte des moyens d’intervention dont disposait la DCSA, transférée depuis 2015 au MDN). Il est intéressant de noter que, dans sa communication « officieuse », ce nouveau service apparaît souvent sous d’autres appellations imprécises (Direction des affaires de sécurité, Direction des services de renseignements, Direction des services de sécurité), dans la grande tradition des « rideaux de fumée » fabriqués par la Sécurité militaire puis le DRS pour masquer son pouvoir et ses activités.

8 Sur la carrière de Bachir Tartag et les événements qui l’ont conduit au poste qu’il occupe actuellement, voir l’article de référence : Algeria-Watch, « De Tewfik à Tartag : un criminel contre l’humanité en remplace un autre à la tête des services secrets algériens », 4 octobre 2015 ; ainsi que certains éléments de sa sinistre biographie dans ma postface à la nouvelle édition de 2012 de mon livre La Sale Guerre (La Découverte).

9 Il est important de rappeler que le général Abderrazak Chérif était devenu un ennemi juré de Bachir Tartag depuis leur affrontement homérique sur la gestion de la prise d’otages par des terroristes islamistes sur le site gazier de Tiguentourine en janvier 2013, comme je l’ai alors raconté en détail : Habib Souaïdia, « Révélations sur le drame d’In-Amenas : trente otages étrangers tués par l’armée algérienne, au moins neuf militaires tués », Algeria-Watch, 11 février 2013.

Source : Algeria-Watch

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