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Erdogan et la crise de l’oignon

Alors que le prix du légume a augmenté de 543 % en un an, la colère monte sur les réseaux sociaux pour dénoncer ce nouveau symbole de l’inflation qui ronge le pays et sa mauvaise gestion gouvernementale.

TURQUIE « Les Français ont leurs “gilets jaunes”, nous avons nos sacs d’oignons », ironise un blogueur stambouliote. En Turquie, le quadruplement – en un an – du prix du légume, nouveau symbole de l’inflation qui mine le pays, fait des vagues. Selon l’Institut turc des statistiques, le prix de l’oignon a augmenté de 543 % d’octobre 2017 à octobre 2018. Et depuis le début de l’année, le prix du kilo a été multiplié par quatre pour atteindre jusqu’à 10 livres turques (soit 1,65 euro). Mais au pays d’Erdogan, où les rassemblements sont régulièrement interdits et réprimés, c’est sur la Toile, et non dans la rue, que la colère se manifeste : contre les prix qui flambent, mais aussi contre la gestion gouvernementale de cette nouvelle crise.

« Wanted, dead or alive » (« Recherché, mort ou vivant ») ironise un citoyen turc sur son compte Twitter, en publiant la photo d’un oignon. Humour à l’appui, il passe en dérision les réactions du pouvoir, qu’il juge décalées, à la flambée des prix : il y a quelques jours, le ministre de l’Économie et des Finances, et gendre du président turc, Berat Albayrak a dépêché des inspecteurs dans les entrepôts agricoles pour y saisir les stocks d’oignons, en les accusant d’entretenir une pénurie à l’origine de l’inflation. « Nous n’autoriserons pas les stockages », a-t-il prévenu lors d’une récente allocution. Et quand les cultivateurs expliquent que ce ne sont pas les stocks, mais une mauvaise récolte saisonnière due à un virus qui est à l’origine d’une offre inférieure à la demande, Recep Tayyip Erdogan leur répond : « Ils disent qu’une maladie a ruiné la récolte. Allons bon ! Vous l’avez gâchée. Vous l’avez rendue malade ! »

Réélu en juin dernier, le chef de l’État turc fait depuis quelques mois face à sa première crise économique majeure. Propulsé en quinze ans du poste de maire d’Istanbul à celui de président, en passant par celui de premier ministre, Erdogan doit en partie son ascension à l’essor de son pays. Pendant des années, la spirale d’investissements, de développement de gros projets d’infrastructure – ponts, aéroports, autoroutes -, et de crédits à la consommation a boosté l’économie et doublé le PIB.

Le récent dévissage de la livre turque, renforcé par la crise diplomatique avec les États-Unis, a mis fin à l’ère des « Erdoganomics ». Peu enclin à relever, malgré l’insistance des experts financiers, les taux d’intérêt, et faute de solution à court terme, le pouvoir préfère étouffer la grogne plutôt que de tenter d’y répondre. Les manifestations sont réprimées. La presse indépendante, de plus en plus muselée. La dissidence surveillée de près. Demeure la Toile, théâtre d’une défiance silencieuse qui a fait de l’humour son arme de contestation.

« Ne faites pas pleurer l’oignon », blague ainsi Kemal Kiliçdaroglu, le leader du CHP, principale mouvance de l’opposition, sur la page de son compte Twitter. « Erdogan a décrété que l’oignon était une organisation terroriste », surenchérit Meral Aksener, la responsable du parti d’opposition Iyi. « Libérez les oignons ! », ironise pour sa part l’économiste Alaattin Aktas, en réaction aux raids menés par les inspecteurs. Encouragé par cette fronde virtuelle, chaque internaute y va de sa petite phrase. « On avait l’habitude de lire des articles sur des caches d’armes ou d’héroïne. Maintenant, ce sont des légumes qui sont démasqués », avance l’un d’eux. Cette mobilisation autour de l’oignon est également l’occasion de passer en dérision la censure. Sur son compte Twitter, un autre internaute a ainsi repris à son compte la photo – largement relayée dans la presse – d’un stock de 30 tonnes d’oignons saisis dans la ville de Mardin, et s’est amusé à rayer chaque filet de légumes au marqueur noir. « Comme les oignons sont jeunes, on doit protéger leur identité », dit sa légende sous forme de blague.

Delphine Minoui

Correspondante à Istanbul

Source : Le Figaro

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