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vendredi 29 mars 2024
DébatsAlgérie. À Oran, le désir de retisser des liens politiques détruits

Algérie. À Oran, le désir de retisser des liens politiques détruits

Dans l’ouest du pays, jeunes et moins jeunes font ou refont l’apprentissage du débat politique. La volonté de changement social, politique, culturel cherche ses ancrages.

Entre deux marches « vendredisiaques », Oran se prélasse dans les premières chaleurs du printemps, loin du souffle électrique des révoltes qui fait tous les jours frémir la capitale, Alger. Sur la terrasse du Café Bonbon, à quelques pas du front de mer, les tablées mixtes bruissent de discussions placides. Pas d’éclats de voix. Un musicien accorde sa guitare ; un jeune homme au teint de cuivre, veste kaki, le front creusé par une cicatrice, croque ses voisins sur un carnet à dessin. Boualam Gueffout, 27 ans, est artiste peintre. « Jusqu’ici, chaque fois que nous entreprenions quelque chose, notre voix finissait toujours par se briser. Nous avions perdu toute confiance en nous et tout espoir dans cette société. C’est fini, maintenant. Nous voulons un changement politique, social, culturel. Nous voulons la liberté d’expression, la liberté de vivre », dit-il, en regrettant que les artistes s’impliquent trop peu, à son goût, dans le mouvement.

Avec la dévaluation du dinar, le pouvoir d’achat s’est effondré

Ici, comme dans tout le pays, les liens politiques, méthodiquement détruits sous Bouteflika, se retissent doucement, parfois difficilement. Nadim Belloul, un militant passé par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), raconte la laborieuse constitution de comités de quartier : « L’expérience peine à prendre, nous n’avons pas encore vraiment renoué avec la culture du débat. Les citoyens viennent petit à petit, s’expriment timidement. Consciente ou inconsciente, la peur du chaos semée par le pouvoir reste prégnante. C’est un apprentissage, nous sommes restés si longtemps déconnectés de la politique ! Nous tentons de nous organiser, de voir à long terme. »

En face de lui, Tewfik Bensouici se montre bien plus enthousiaste. Ce sapeur-pompier de 31 ans, qui a étudié les lettres françaises, était déjà mobilisé contre le quatrième mandat de Bouteflika, voilà cinq ans. Il se réjouit du retour des « clivages politiques ». « Les couleurs politiques se fixent, ça commence à se polariser, des gens de gauche s’affirment, se retrouvent et se lient », sourit-il. Rémunéré au Smic, l’équivalent d’une petite centaine d’euros, il est convaincu que la question sociale est l’un des principaux ressorts de ce soulèvement populaire. « Les récentes mesures d’austérité, comme le relèvement du départ à la retraite, expliquent le déclenchement de ce mouvement. Avec la dévaluation du dinar, le pouvoir d’achat des Algériens s’est effondré. Même ceux qui travaillent peinent à joindre les deux bouts », résume-t-il.

Comme la plupart de ses compatriotes, Tewfik brûle de les voir « dégager tous », des affairistes corrompus qui se sont insolemment enrichis ces vingt dernières années jusqu’aux militaires qui prétendent « accompagner » la transition. L’évocation d’une scène politique en pleine crise, en plein chamboulement, suscite chez lui une moue de défiance et d’ironie. Les oppositions ne le séduisent pas davantage. Mais il déborde d’optimisme et d’assurance : « Ils vont céder. Nous avons déjà arraché de petites victoires. Nous avons gagné la rue. Ils tentent de la reprendre, mais ils n’y parviendront pas. Ils pensaient nous renvoyer à la maison en lâchant Bouteflika, mais nous ne voulons pas seulement nous débarrasser de quelques joueurs : nous allons changer les règles du jeu. Nous n’attendons plus rien de l’État. Beaucoup de choses s’organisent, une forme d’autogestion prend forme, elle finira par les balayer tous. » Loin des embruns, à la périphérie de la ville, l’université des sciences et de la technologie d’Oran (Usto) s’étire en un vaste campus aride. Dans le patio ombragé du bâtiment principal, des étudiants, drapeau noué en cape, commencent à se rassembler. Une sono crache les chants de supporters qui rythment les manifestations. Une jeune femme brandit, inscrite sur une pancarte, une citation obscure d’Abdelhamid Ben Badis, fondateur, en 1931, de l’Association des oulémas musulmans algériens. « La répression à Alger nous choque et nous fait mal. Nous refusons le recyclage. Nous allons continuer jusqu’au départ du système, jusqu’à libérer l’Algérie, et la vraie révolution commencera à ce moment-là, avec le début du changement », avertit Samia, 22 ans, étudiante en informatique. Tout près d’elle, Redouane, 21 ans, se lance dans l’inventaire des figures du pouvoir qu’il veut voir partir. Il est aussitôt rappelé à l’ordre par un membre du comité de mobilisation, qui lui conseille fermement de s’abstenir de « faire de la politique » ou de « dire du mal de l’armée devant les médias étrangers ». Un agent de sécurité fait aussitôt irruption, nous prie de le suivre au poste de police. Relâchés après un contrôle d’identité, nous sommes priés de quitter l’université.

« La question de l’égalité entre hommes et femmes s’est imposée »

Nous retrouvons le cortège étudiant rue Larbi-Ben-M’hidi, une grande artère commerçante du centre-ville. Les « Dégage ! » fusent, mais aucun nom n’est prononcé. Des slogans exhortant la France à ne plus se mêler des affaires du pays sont repris en chœur. On apprend qu’au même moment, à Alger, une marée humaine disloque les cordons de police : les étudiants envahissent la place Maurice-Audin et reprennent le parvis de la Grande Poste. Chroniqueur au Carrefour d’Algérie, Malik Cheklalia évalue déjà les « acquis » du mouvement : « Jeunes, moins jeunes, hommes et femmes : tout le monde s’implique, analyse la situation, réfléchit aux issues. Pour la première fois depuis bien longtemps, nous faisons l’effort de nous écouter mutuellement, alors que c’est ce qui faisait le plus défaut à la société algérienne. » Ce militant aguerri applaudit, surtout, la place conquise par les femmes dans les manifestations comme dans l’espace public. « Une victoire », confirme Malika Remaoun, de l’Association féministe pour l’épanouissement de la personne et l’exercice de la citoyenneté (Afepec). « Je me bats depuis trente-cinq ans. C’est la première fois que je peux discuter tranquillement de nos revendications avec des hommes de tous horizons sociaux. Ils peuvent les appuyer ou non, mais l’échange est possible. La question de l’égalité entre hommes et femmes s’est imposée dans le débat public. On trouve même davantage d’écoute parmi les jeunes des classes populaires que chez certains de nos amis démocrates sûrs que ce n’est pas le moment d’exprimer des demandes spécifiques aux femmes, comme l’abrogation du Code de la famille », témoigne cette féministe, de celles qui ont tenu tête aux barbus, dans les années 1990. Rue Mohamed-Khemisti, un pochoir appelle au vote FLN. Sur une affiche criarde, Bouteflika et Boumediene se côtoient, surgis d’une ère antédiluvienne. L’employé d’une parfumerie asperge de parfum des passantes coquettes et ravies. Une jeune réfugiée nigérienne, entourée de deux enfants en bas âge, leur tend la main. Rue de Tripoli, des femmes de ménage attendent, assises sur les marches, qu’on les embauche à la journée. Sur une palissade, une main sûre a tracé ces mots, en arabe : « Le peuple veut davantage… »

 

Source L’Humanité
Par R.Moussaoui

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